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Le poisson d'or, les méchantes soeurs et la douce Oubliée

MessagePosté: 02 Juin 2008 21:55
par Marcello
1er épisode


Il était une fois sept soeurs. La première était belle. La deuxième plus belle encore, et la troisième plus belle. La quatrième savait marcher dans les airs; la cinquième dormait sans en avoir l'air, la sixième avait des cheveux comme baguettes de tambour, et à la septième, les six ne pensaient qu'à jouer des mauvais tours. Les sept soeurs vivaient en l'île de Java, là où les gens ont les yeux par paire, sur la face. Exactement là où les bambous cliquettent dans la brise, là où deux grains de café sont de bonne prise.

Vite, dites-le moi! Qui le sait? Qui me le dira? Comment s'appelait-elle, la plus jeune? La plus belle de toutes? La plus petite? La plus douce? Son nom, c'était Nyi Boungsou Rarang, mais on lui disait "Oubliée. Non qu'elle eût une mauvaise mémoire et qu'elle ne se fût souvenue de rien. On l'appelait ainsi, parce que toujours on l'oubliait. Lorsque leur mère avait préparé un plat de riz, les six grandes soeurs se jetaient dessus comme une volée de moineaux, et elles becquetaient, becquetaient tant et si bien, que tout le riz y passait. A la petite Oubliée, il ne restait que les yeux pour pleurer. A la mort de leurs père et mère, ce fut encore bien pire pour la pauvrette. Les aînées s'étaient mariées en vitesse, elles avaient accaparé tous les fiancés du village, si bien qu'il ne restait plus un seul garçon à marier pour la malheureuse Oubliée. Et elle en était bien marrie!

Comme vous le pensez, pour les aînées tout marchait à souhait. Elles avaient chacune un mari, possédaient des buffles, des greniers regorgeant de riz, des petites maisons comme des bijoux. Dans ces maisons, des nattes à foison. Sur ces nattes couraient des lézards. Ces lézards faisaient d'agréables crissement dans les fagots rangés au pied de l'âtre, et ils pourchassaient les mouches, sur les murs; tout en faisant claquer leur langue ils avaient l'air de se murmurer des confidences; tsaï, tsaï, tsaï, comme s'ils se congratulaient mutuellement d'être si heureux sur cette terre. Mais à la pauvre Oubliée, il ne restait même pas un toit sous lequel s'abriter. Elle allait dormir dans les fougères, avec la brise pout toute couverture.

Un jour, les soeurs fortunées ont commandé un travail à Oubliée : aider au battage du riz. De l'aube à la nuit, elle s'est donné beaucoup de mal, la jeune fille et après avoir achevé sa besogne, elle a osé demander à ses soeurs aînées :

" Si vous avez la moindre pitié de moi, vous me donnerez une poignée de brisures de riz, afin que je puisse me cuire un plat de lontong."

Elle avait été bien mal avisée, d'implorer ainsi! Ses soeurs n'ont fait que la traiter de mendiante et de souillon. Elles se sont mises à crier : "Voyez-moi cette impudente! Comme si elle ne savait pas que c'est réservé aux poules, les brisures de riz! Tu veux leur ôter le grain du bec, sans doute?"

Et pour qu'il ne soit pas dit que la malheureuse n'ait rien reçu pour son travail, elles ont ajouté, en plus des injures, quelques coups de poing bien appliqués.

Retenant à grand-peine ses larmes, Oubliée s'en est allée errer au hasard, en quête de quelques gagne-pain. Elle a ainsi marché, marché, puis elle s'est trouvée au bord d'un lac. Un pêcheur venait justement d'attraper un poisson qui était suspendu au bout de sa ligne. Quel joli petit poisson! Tout doré, brillant, scintillant et frétillant. Mais pour petit, ça on peut le dire qu'il était petit! Si petit qu'il aurait trouvé place sur l'ongle du petit doigt, c'est tout vous dire! Oubliée en a eu grande pitié. Aussi s'est-elle enhardie à prier le pêcheur :

"Pêcheur, fais-moi plaisir, ne le tue pas, ce pauvre petit! Si tu le mangeais, tu n'en sentirais même pas le goût sur le bout de ta langue! Sois gentil, et donne-le moi. Il sera mon compagnon de voyage. Et pour ça, je te souhaiterai la meilleure des pêches dans l'avenir. Je vais essayer de lui sauver la vie."

Ma foi, ce pêcheur avait bon coeur, et il n'a pas rabroué la jeune fille. Il lui a donné le petit poisson d'or, et jamais elle n'avait, de sa vie, connu si grande joie. C'était la toute première fois qu'elle recevait quelque chose de quelqu'un. Vite, elle a rempli d'eau du lac une coquille de noix de coco, et elle y a lâché le petit poisson, auquel elle a donné le nom de Leungli. Par ce nom, les gens de l'île désignent ce que rien ne peut remplacer. Bonne petite Oubliée! Elle-même n'a rien à manger, et pourtant jamais elle n'oubliera d'apporter à son poisson une part des restes de nourriture qu'elle reçoit de quelques bonnes âmes. Leungli se met vite à grandir. Il se sent bien, ma foi, comme un poisson dans l'eau. Bientôt la coquille de noix de coco ne lui suffit plus. Quand il eut atteint la taille de trois doigts, Oubliée le lâcha dans un petit lac de la forêt.

A suivre

MessagePosté: 03 Juin 2008 8:34
par Marcello
Episode 2

Chaque fois qu'elle obtenait un peu de riz elle courait vite sur le rivage et appelait "Leungli! Leungli! Viens, mon petit! Viens, on va se régaler!" Et pour que Leungli n'arrive point, par erreur, répondant à l'appel d'une personne étrangère, Oubliée avait composé une chansonnette, une sorte de comptine :

Leungli, Leungli, petit poisson
réponds à l'appel de ton nom
Tout ce que j'ai, partagerons,
ensemble le mangerons;
viens, montre-toi, gentil poisson!

Alors, prenant son temps, Leungli nageait jusqu'au bord de l'eau, en sortait la tête, prenait le riz dans la main de son amie, et la laissait caresser un peu ses écailles d'or. Et quand Oubliée s'en allait, il lui faisait toujours signe "Au revoir!", en agitant ses nageoires. Il ne fallut pas longtemps pour que Leungli atteigne la taille d'un bébé d'homme. Il était d'abord devenu un beau carpillon, puis il se transforma en une carpe de belle taille, aux écailles d'or qui tintaient comme des écus. Il compenait le langage humain, et obéissait aux paroles de la douce Oublié.

Les soeurs aînées, ces envieuses, ne tardèrent pas à apprendre qu'Oubliée parlait à un poisson d'or, sur les rives du lac de la forêt. Ensemble, elles allèrent essayer de persuader Oubliée de leur donner le poisson. Comme celle-ci, cela se comprend, ne voulait pas entendre parler de capturer son cher poisson pour le leur donner, elles tentèrent de la persuader :

"Voyons, petite sotte, est-ce que tu ignores comme c'est bon, une carpe frite?" demandait la première.
"En as-tu seulement goûté, de la daube de carpe?" demandait la deuxième.
"N'as-tu donc jamais eu l'occasion d'apprécier un poisson sur le gril?" criait un peu plus fort la troisième, pour se faire entendre.

Les autres soeurs, avec force cris et gestes, s'empressaient à qui mieux mieux de promettre à Oubliée de l'inviter au festin, et même de lui donner un beau métrage de soie pour se faire une robe de fête, à cette occasion.

"Et après, qui partagera avec moi tous ces délicieux gâteaux de riz que vous ne faites d'ailleurs que promettre sans cesse? Et qu'est-ce que j'en ferais, de vos richesse, qui d'ailleurs ne sont que promesses, comme d'habitude? Non, mille fois non, mes soeurs! Mon cher poisson, je me le garde en vie! Toutes autant que vous êtes, vous n'allez pas mourir de faim, de na pas festoyer aux dépens de mon seul ami!".

Les soeurs aînées étaient hors d'elles, de constater que cette fois la plus jeune ne leur obéissait plus. Elles se mirent à crier encore plus fort :

"Attends un peu, effrontée, tu vas voir!" Et sur ces menaces, elles rentrèrenet chez elles, et importunèrent leurs maris jusqu'à ce qu'ils aillent à la pêche au poisson d'or. En grand secret naturellement. Mais Leungli ne se montrait jamais. Il ne sortait le nez de l'eau que lorsqu'Oubliée lui chantait son petit refrain. Cela, les méchantes soeurs ne le savaient pas. Et elles se creusaient la tête pour trouver le moyen d'attirer Leungli sur le rivage. En vain.

Suite au prochain épisode

MessagePosté: 05 Juin 2008 8:56
par Marcello
Episode 3

Mais un soir, de guerre lasse, l'une des soeurs se dissimula dans les buissons, pour savoir comment Oubliée s'y prenait pour faire sortir le poisson d'or de l'eau profonde. Elle tend l'oreille, écoute bien la chansonnette, se la répète jusqu'à la retenir par coeur. Et, le lendemain matin, profitant de ce qu'Oubliée était allée travailler au village, les soeurs viennent au bord du lac. Elles dissimulent un couteau bien aiguisé sous leur jupe. Dans l'espoir d'imiter autant que possible la douceur de la voix d'Oubliée, l'aînée des méchantes soeurs avait bu du miel liquide, pour se lénifier la gorge. Et elle se mit à chanter :

Leungli, Leungli, petit poisson
réponds à l'appel de ton nom.
Tout ce que j'ai, partagerons,
ensemble le mangerons;
viens, montre-toi, gentil poisson!

Alors, doucement, elles ont vu l'eau frémir. Leungli nageait vers la rive, il venait vers elles, trompé, il venait vers les méchantes soeurs qui ne lui apportaient pas le riz qu'il mangeait d'habitude dans la main d'Oubliée. Non, la main des méchantes soeurs ce n'était pas du riz qu'elle offrait, mais, hélas! un couteau bien affilé! Pauvre Leungli, lui qui laissait caresser ses écailles d'or par les doigts amicaux d'Oubliée, lui qui agitait toujours ses nageoires en signe d'adieu quand elle s'éloignait, il venait sans crainte, répondant à l'appel de ce qu'il croyait être la voix de sa grande amie.

En entendant l'appel amical, le poisson d'or a sorti la tête de l'eau, gueule grande ouverte. Il escomptait sa pâtée habituelle. D'un rapide coup d'épuisette, les méchantes soeurs l'ont capturé. Et elles lui ont coupé la gorge! Rentrées chez elles, elles en ont fait six parts, que chacune a préparé à son goût. Aucune d'elle n'avait voulu de la tête, qui est restée là, à l'abandon, sur une tablette, au-dessus du foyer.

Au soir tombant, Oubliée, bien lasse de sa journée de travail, se hâtait tant qu'elle pouvait, pour retourner au bord du lac de la forêt, pour revoir bien vite son cher ami, le poisson d'or. Elle chante sa chanson d'appel. Rien ne se montre sur l'eau. Elle chante une fois, elle chante deux fois, trois fois, mais l'eau du lac ne frissonne même pas. La petite Oubliée se met à pleurer. Elle se sent très malheureuse, abandonnée :

"M'aurais-tu oubliée, ô mon frère, mon joli poisson d'or? se met-elle à geindre. Mais voilà que soudain, à travers ses larmes, elle voit, dans l'herbe du rivage, une flaque de sang.

"Est-ce que je pleurerais des larmes de sang?" se demande-t-elle. son coeur se serre d'angoisse, car elle vient de repenser à ses soeurs, si méchantes, et à leurs menaces. Elle bondit, et s'élance vers le village, comme une flèche. Quand elle interroge ses soeurs, celles-ci se mettent à l'invectiver :

"Nous prendrais-tu pour des voleuses?" cria la première.
"Tu nous considères sans doute comme des mendiantes de ton espèce?" hurle la deuxième.

Toutes les autres font chorus, allant jusqu'à inviter Oubliée à venir constater chez elles si elle y trouverait trace de son poisson. Horrifiée par cette outrecuidance, la poule, dans la basse-cour, caquette :

"Cot, cot, codak! Voilà la tête sur une planchette!"

La suite bientôt!!

MessagePosté: 11 Juin 2008 9:42
par Marcello
Episode 4

En grande hâte, les soeurs dissimulent alors la tête du poisson parmi la vaisselle, sur l'évier. La poule continue sa chanson :

"Entre les pots, voilà qu'elle dort,
la tête du pauvre poisson d'or!"

Ainsi dénoncées, les méchantes soeurs commencent à perdre elles-mêmes la tête. Dans leur hâte, elles mettent la tête du poisson d'or dans le four, en la recouvrant d'un plat à rôtir.

Alors la poule proclame :

"Cot, cot, codak! Voyez si c'est malin!
Une tête de poisson pour tout gratin!"

Cette fois, les soeurs en ont par-dessus la tête de cette bavarde! Hors d'elles, elles lapident la poule, et dans leur rage de jeter, elles lui lancent aussi la tête de la carpe, avec le plat à rôtir. Et elles ricanent, en se moquant de la douce Oubliée :

"La voilà, si tu la veux, la tête de ton amoureux! Emporte-la , si ça te chante! Nous n'en avons que faire, car ce qu'il y avait de bon dans ton poisson, nous nous en somme régalées depuis belle lurette!"

Pauvre, pauvre Oubliée! Les larmes l'aveuglent, tandis qu'elle se traîne vers son abri, au bord du lac. La tête de son Leungli tant aimé, elle la tient tendrement entre ses mains jointes. Elle arrive au rivage sans savoir comment. Elle se penche sur l'eau pour y laver avec douceur, dans l'eau claire, cette tête, qui est à présent tout ce qui lui reste de son seul ami. Puis elle l'oint d'huile parfumée, l'entoure d'un linge fin, avant de l'enterrer à l'orée de la forêt, à l'endroit même où elle étale sa natte de jonc pour dormir. Et chaque jour, elle verse sur cette tombe des larmes bien amères. Comme ses larmes jaillissaient de la source magique d'un chagrin sincère, il se produisit un miracle. Très vite, très vite, un étrange arbuste se mit à pousser, à l'endroit où les larmes étaient tombées sur la tombe. Un arbuste extraordinaire. On eût dit une plante à thé, mais ses feuilles ressemblaient à des écailles de poisson, et elles étaient en or pur. Sur les rameaux d'or s'épanouissaient des fleurs d'argent. Ces fleurs ne tardèrent pas à s'ouvrir, puis à tomber, cédant la place à des fruits bientôt murs, des fruits comme personne n'en avait jamais vus. C'étaient des fruits en pierres précieuses, perles, émeraudes et diamants gros comme la tête du défunt poisson. Ce buisson merveilleux étincelait au point d'éblouir celui qui le regardait, et de transformer la nuit la plus noire en une journée ensoleillée.

Image

A suivre

MessagePosté: 12 Juin 2008 7:48
par Marcello
Dernier épisode

Un beau jour, le roi passa par là. Il vit le buisson miraculeux - comment ne l'aurait-il pas vu? - et il demanda à en rencontrer le ou la propriétaire. La belle et triste jeune fille qui sortit alors des fourrés du bois s'enhardit à tout raconter au roi, tout la pénible histoire de Leungli, le poisson d'or, l'irremplaçable, et de ses méchantes soeurs. Le roi tomba amoureux sur le champ de la belle et douce Oubliée. Il l'emmena en son palais, si bien que notre pauvre petite Oubliée devint soudain la reine aimée du roi et de tout le pays! Elle fit apporter dans les jardins royaux la tombe de la tête de Leungli et le buisson merveilleux, et chaque soir elle allait s'y recueillir, et verser quelques larmes. Si bien que le buisson, constamment arrosé des larmes du regret sincère, ne faisait que croître et se renforcer, produisant toujours plus de spendides pierres précieuses. Il ne fallut pas longtemps pour que ce royaume devînt le plus riche du monde.

Le temps passait, et voilà que vint une année de sécheresse terrible. Gens et bêtes erraient dans la nature, en quête d'un peu d'eau à boire. la jungle elle-même devenait toute grise, desséchée, fanée comme une vieille toile d'araignée. Les méchantes soeurs durent se séparer de leurs buffles, qui souffraient de la soif et de la faim. Elles-mêmes n'avaient plus rien à manger ni à boire. Alors elles se rendirent, en quémandeuses, chez leur jeune soeur Oubliée. Mais le reine ne pouvait pardonner leur cruauté, et par trois fois elle les fit renvoyer par ses gens. Mais alors qu'une fois de plus elle était allée pleurer sur la tombe de son cher Leungli, le buisson se mit soudaint à scintiller plus fort que jamais, et les écailles d'or cliquetèrent, laissant fort bien entendre une mélopée :

"Sur les anciennes rancoeurs
Le buisson d'or est né.
Et toi, cruelle soeur,
tu n'as pas pardonné!"

Toute confuse en écoutant ce reproche, la reine Oubliée s'empressa de pardonner à ses méchantes soeurs toutes leurs vilenies. Et elle a complètement, absolument oublié tout le mal qu'elles lui avaient fait, à elle et à son cher ami Leungli. Et dès lors, les sept soeurs vécurent dans la bonne intelligence et le bonheur."


Ce conte est tiré du livre " Contes d'Indonésie" aux éditions Gründ et les illustrations sont de Jaroslav Serych