Patrimoine. La fin de Venise
Article paru dans l'édition du Monde le 19.10.91
L'Etat italien, plongé dans ses problèmes de déficits publics, a décidé d'interrompre l'aide qu'il devait consacrer au sauvetage de la Cité des doges. Cette décision, rendue publique il y a quelques jours, alimente une vive polémique sur le sort de la ville.
VENISE comptait au dix-huitième siècle deux cent mille habitants, dont cent mille foresti, c'est-à -dire, en dialecte, des " non-Vénitiens ", étrangers à la ville (et, pour un Vénitien, un Romain ou un Napolitain tendaient à être plus foresti encore qu'un Parisien). Elle était alors une ville cosmopolite, pluriethnique et transnationale. Et elle était encore l'une des cités les plus riches du monde.
Dans son dernier livre sur Venise, qui est presque un testament spirituel, sa vision du rapport passé-présent (Venezia, Immagine di une città , Bologne, Il Mulino, 1984,

C'est l'Europe des nationalismes naissants, bientôt exaltés par la Révolution française, qui a brisé ce destin international de Venise en mettant fin à sa tradition millénaire de liberté et d'indépendance. En 1797, pour la première fois de son histoire, la ville fut brutalement mise à sac par les sans-culottes du général Baraguay d'Hilliers. Elle fut ensuite dominée par les Autrichiens, puis à nouveau par les Français, avant de repasser, jusqu'en 1866, sous contrôle autrichien, et enfin, après cette date, sous domination italienne. Deux siècles durant, Venise a dû se défendre désespérément contre le phénomène que les historiens désignent sous le terme d'" homologation " : on a voulu l'assimiler à des institutions et à des règles constitutionnelles qui lui étaient étrangères, la rattacher, alors qu'elle avait toujours été une île, à la terre ferme, l'adapter à l'industrie pétrolière, et, plus généralement, aux formes successives de la modernité. Chacune des administrations qui ont tour à tour étendu leur empire sur la lagune a tenté de normaliser Venise, c'est-à -dire d'en faire une ville comme les autres. Se sont ainsi succédé, selon la définition donnée par l'historien vénitien Giannantonio Paladini, un " dix-neuvième siècle de l'éventrement " urbain (1) et un " vingtième siècle du comblement " de la lagune (2), visant à ne plus faire qu'un de la ville et de la terre ferme.
Le rôle de la culture française
Alors même que plusieurs Etats européens cherchaient ainsi à assimiler Venise, l'Europe culturelle commençait à entretenir le mythe d'une " Venise à sauver " : à bien y regarder, ce courant devait précisément son origine à la mauvaise conscience que nourrissait l'Europe face à la plus ancienne et la plus civique des républiques de son histoire chrétienne. Dans l'élaboration de ce mythe, qui eut des moments sublimes, la culture française a jusqu'à nos jours tenu le premier rôle, presque au point de gommer de son subconscient le pillage de Bonaparte et les éventrements de Napoléon. Dans le même temps, Venise, qui était déjà très liée à la France (Goldoni et Casanova écrivaient en français), a instauré de son côté, à partir de 1797, une relation privilégiée, complexe, ambiguë et d'une certaine manière freudienne, avec cette nation qui, la première, avait violé l'indépendance et la liberté de la ville. Ce rapport privilégié avec la France est encore vif de nos jours dans la conscience des derniers Vénitiens.
Les Vénitiens, qui étaient encore 176 000 en 1951, ne sont plus aujourd'hui que 77 000, et leur moyenne d'âge est la plus élevée de toute l'Italie. Au cours de cet exode biblique, ce sont les composantes les plus actives, dynamiques et vivaces de la population qui ont fui Venise. Dans son bel ouvrage Fondamenta degli incurabili (Milan, Adelphi 1991), le Prix Nobel Joseph Brodsky a défini ce qui survit aujourd'hui de l'humanité vénitienne comme un " village tribal " : en s'implifiant à grands traits, les Vénitiens contemporains ne sont plus en mesure de protéger la ville et la lagune des assauts de la modernité, représentés par l'Italie et surtout par la Vénétie de la terre ferme.
André Chastel, grand connaisseur de la ville, ami français de Venise et presque Vénitien d'adoption, l'écrivait dans les colonnes du Monde des 14 et 15 décembre 1969 : " Venise est devenue le symbole de nos responsabilités... La survie de Venise est un défi total et inéluctable à la capacité de décision de notre siècle... " Or la situation actuelle de Venise s'est encore aggravée depuis le temps, il y a vingt ans de cela, où Chastel écrivait ces lignes et où la ville comptait encore 110 000 habitants. En 1972, au moment où le monde entier s'engageait dans la " bataille pour Venise ", on inaugurait à Marghera, en pleine lagune, juste derrière, un des plus grands terminaux pétroliers d'Europe.
La pollution de la lagune a atteint des niveaux qui, l'été, outre les dégâts qu'elle provoque sur la flore et la faune, sont désormais insupportables pour l'homme. Pour faire entrer les tankers dans la lagune, on y a creusé le " canal du pétrole ", d'une profondeur jamais vue, qui a bouleversé les équilibres séculairement établis entre la lagune et la mer et provoqué à Venise une plus grande fréquence du phénomène de l'acqua alta, remontée périodique du niveau de l'eau qui envahit alors la ville.
Car, en ville même, les choses ne vont pas mieux. De nombreuses opérations de restauration sont en cours, mais en apparence seulement : elles ne concernent en fait, aux termes de la loi, que le ravalement desfaçades et la réfection des toits, alors que c'est en réalité sous la surface de l'eau que se cache la véritable menace. Le sous-sol vénitien est dans un état désastreux, plus troué et caverneux qu'une meule de gruyère. Le Rio Nuovo, l'une des voies de circulation les plus importantes, est depuis plusieurs mois fermé, car ses berges et les constructions qu'y s'y trouvent s'effondrent ; et une partie de l'île de la Giudecca est également en train de s'écrouler. Les non-Vénitiens ont acheté trop de maisons qu'ils laissent inhabitées. Le tourisme est aux mains de maffias puissantes et vulgaires, qui favorisent par tous les moyens possibles la venue en ville de groupes qui n'y passent au mieux que la journée : venus pour quelques heures, ils ne voient rien, ou bien peu de chose, et n'apportent guère à Venise que des dommages supplémentaires.
Le modèle de la Cité du Vatican
Ce tourisme " pendulaire ", aveugle et sourd, a entraîné la dégénérescence du commerce, que symbolisent aujourd'hui les odieuses bancarelle, ces étals qui empestent la place Saint-Marc et où l'on vend à des touristes stupides une pacotille de plastique fabriquée à Hongkong ou à Taïwan. Ce déclin du commerce entraîne avec lui celui de l'artisanat vénitien, qui comptait parmi les plus raffinés du monde... et trente îles de la lagune sont désormais à l'abandon.
Si les choses continuent de cette manière, nous assistons à la fin de Venise. Et nous, qui l'habitons encore, sommes les derniers des Vénitiens ; nous vivons déjà presque dans la clandestinité, comme infiltrés dans une ville qui ne nous appartient plus, pas plus qu'elle n'appartient à ceux qui, dans le monde entier, sont encore en mesure de la comprendre et de l'aimer.
Braudel résumait ainsi la situation de Venise, lors de la présentation, le 10 novembre 1984, à la Fondation Giorgio Cini, du livre cité plus haut : " Venise est aujourd'hui prisonnière de l'Italie, entravée par l'Europe et enfermée par la Vénétie de terre ferme ; elle est ainsi incapable de jouer le rôle qui est le sien, celui de capitale culturelle du monde. "
Il s'agit là d'une synthèse parfaite. La conséquence logique, la voici : le long de la gronda, nom donné au littoral terrestre de la lagune, Venise doit instaurer une frontière tout à la fois idéale et physique, afin de se fermer au développement de la Vénétie et de l'Italie, au tourisme " pendulaire ", aux autos, au déversement des ordures qui, de la Vénétie entière, viennent polluer la lagune, au pétrole, en un mot à tout ce qui est hard. Et, à l'opposé, c'est-à -dire en se tournant du côté de la mer, Venise doit s'ouvrir à nouveau à tout ce qui est soft : la culture, les idées, les arts, la recherche scientifique et technologique (Braudel préconisait la création d'une université internationale), notamment dans des secteurs tels que les sciences de l'environnement et de la conservation du patrimoine culturel, domaines dont Venise pourrait devenir le laboratoire mondial.
Il existe un modèle : la Cité du Vatican, qui est comme un chronomètre suisse immergé au coeur du chaos romain. Sur cet exemple, Venise pourrait redevenir République sérénissime, sereine quant à elle-même et à sa lagune, sous la garantie de la Communauté européenne et des Nations unies. C'est seulement avec cette aide qu'elle pourrait entreprendre sa " refondation ", car c'est bien de cela qu'il s'agit : une entreprise extraordinaire, qui prendra au moins cinquante ans. Bien sûr, il faudra repeupler Venise, mais le monde entier est plein de femmes et d'hommes qui, moralement et idéalement, se sentent citoyens vénitiens... et qui partagent cette espérance ultime avec les derniers Vénitiens.
Utopie ? Sans doute. Mais l'autre solution, nous la voyons déjà en action. Il s'agit de l'irréversible transformation de Venise en une ville comme les autres, c'est-à -dire en une altra cosa, une autre chose.
MECCOLI SANDRO